Qu’on en finisse - Bonne année !

Global Warming

L’année 2016 se finit, et avec elle, certains de nos espoirs. Dans le mépris général qu’a l’Occident de lui-même, le cynisme s’autoproclame forme suprême de l’intelligence politique, et le nihilisme, dernière teinte de l’horizon historique. Le langage se disloque et les mots perdent leur force dans un grand jeu de puissance où rien ne règne qu’un désir angoissé de persister.
Si la fin de l’histoire est bel et bien finie, la vie historique ne fait retour que sous la forme de la militarisation toujours plus avancée d’une société prête à se dévorer elle-même. Dans cette époque cannibale, l’idée même d’espoir semble perdre de sa pertinence.

 

Tout ceci n’a pas empêché un lecteur de nous adresser ces quelques mots de fin d’année. Leçons de 2016.

 

La Révolution dans son existence historique significative, qui domine encore la civilisation actuelle, se manifeste aux yeux d’un monde muet de peur comme l’explosion soudaine d’émeutes sans limites. L’autorité divine, du fait de la Révolution, cesse de fonder le pouvoir : l’autorité n’appartient plus à Dieu mais au temps dont l’exubérance libre met les rois à mort, au temps incarné aujourd’hui dans le tumulte explosif des peuples. Dans le fascisme lui-même, l’autorité a été réduite à se fonder sur une révolution prétendue, hommage hypocrite et contraint à la seule autorité imposante : celle du changement catastrophique.Acéphale

Tout se passait comme si chaque jour, étaient poussés de force dans l’irrégularité un nombre toujours plus grand de malheureux qui se voyaient perdus s’ils se soumettaient à cet ordre et condamnés à une existence de boue s’ils ne s’y soumettaient pas.
Maurice Blanchot, Le Très-Haut

 

Existe-t-il preuve plus formelle du fait que jamais la catastrophe n’est suffisante à réveiller un désir quelconque de révolution que le temps présent ? Qu’elle se trouve bien au contraire unie au paysage désolé qu’offre le souvenir ruiné qu’est le monde actuel ? Paysage omniprésent et habituel auquel, maussades, nous allons même trouver une certaine beauté, écho, force - voire potentiel pour les plus arides.

Le temps physique de mon écriture, morte dans une polyphonie de narrations, a vu passer et trépasser le mouvement social le plus fort des trente dernières années. L’entrelacs des raisons de son échec, la définition même de son échec – ou non – est l’objet favoris de centaines de petits bouchers et analystes. Mais à bien regarder, qu’importe cela. Seule une chose doit retenir notre attention : l’absence sérieuse d’espoir qu’a traversé ce mouvement.

 

Il y a cinquante ans, Adorno écrivait : « Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs  ». Et qu’était le monde des loisirs sinon une promesse d’amélioration, de bonheur toujours plus grand ? Lorsque le monde du loisir, du temps libre - et plus généralement, la totalité du monde - est devenu aussi vide de sens, comment y échapper si ce n’est en cessant de croire et d’attendre quelque chose de celui-ci ? « Le manque d’espoir » dont l’écriture parlait alors devient une piètre définition : il faut parler d’absence, de non-espoir, dans un esprit descriptif ne sous-entendant pas que l’espoir aurait dû être présent, comme le legs que chaque génération hérite du monde. Plus d’héritage si ce n’est le vide, la délusion et désillusion. Un vide, non pas à remplir mais à vider.

 

Qui n’attend plus rien du monde n’a plus rien du monde et le monde, notre monde, comme une vengeance, ne devient plus responsable de rien, n’a plus rien à répondre que pour lui-même. Répondre, comme par réflexe, de ses faits et promesses brisées alors qu’il n’y a plus rien à briser. Ne plus rien attendre de lui semble alors la seule attitude raisonnable, et en même temps, une position nihiliste. Sans cela, comment expliquer sérieusement qu’en France une « jeunesse » ne trouve plus d’autres manières d’être présente que dans l’émeute et la mise en scène du pouvoir de la rue ?

 

Les impuissants attendent encore un petit geste rédempteur, les nihilistes n’espèrent plus de salut. Présents avec pour seul objectif d’être, d’y être, dans cette opposition radicale, négativité pleine et sans promesse de retournement dialectique. L’impérieuse nécessité d’une négativité irréconciliable a appelé plus de gens dans la rue que tous les syndicats réunis.

Nuit Debout ? Dans l’attente d’une rédemption, d’une autre Réforme, cette fois-ci constituante, bien des braves regardaient le bord de falaise du nihilisme avec terreur et yeux brillants d’envie. La fin des promesses, pour n’importe quel gouvernement, équivaut à l’abolition du salut dans le fonctionnement de l’Eglise. A peine a-t-on cessé d’y croire que tout l’appareil s’érode. Pourquoi se laisser conduire lorsque ceux qui y prétendent ne garantissent même plus un temps meilleur ?

 

Aucune constitution ne pourra effacer les dizaines, vingtaines, centaines d’années d’accumulation du vide, du pourrissement. Ne croyez pas que cette négativité se réduise à s’habiller en noir et ne rien voir d’autre que son propre nombril radical en distribuant les bons et mauvais points antiautoritaires. Que non. Personne n’est le garant de cette négativité. Encore moins ceux qui en proclament une forme impartageable, indexée à des petits de jeux d’identités et de moralités. Aucune curia n’en définit la forme.

Il s’agit d’un pli métaphysique.

 

La force de Nuit Debout, de cette place, résida bel et bien dans sa capacité géographique, statique à accumuler un ciel de gens disponibles à l’immédiateté d’une action ou d’un refus ; disponibles, donc pris dans l’attente. Chaque jour, l’attente, sans autre but que de renforcer le refus du monde. C’était encore trop peu.

 

Il s’agit d’un phénomène métaphysique en soi : une démocratie qui d’un côté porte une injonction universelle à la liberté, au soin, à l’Autre, et de l’autre fonctionne comme un vaste terrain de contrôle et de réglage par la force et l’influence organisée. Elle ne laisse, en vérité, aucun choix. En temps de tranquillité, des interstices, des reprises positives et expérimentales, subversives et monstrueuses des injonctions sont possibles. En temps d’urgences, de ruptures, il faut passer dans un refus quasi dualiste du monde.

On nous a parlé, abreuvé et surtout tenté de le produire, ce « second souffle ». On nous a parlé de « nouvelle génération », « nouveau espoir », « déplacement de la politique », « reprise en main » et autre techno-expressions abstraites du sentiment premier : le refus. Guère de hasard si beaucoup s’attachèrent à un phénix, devenu symbole national par vidéo interposé. Il faut brûler entièrement avant de pouvoir revenir à une forme stable et familière.

 

L’image fonctionne dans les deux sens : la cendre est devenue la norme du feu. On a retenu du phénix l’idée d’une renaissance. C’était sans compter la brûlure, la blessure première que l’on a fait au monde : ne plus rien attendre de lui. A présent, présent de cette écriture, on les voit s’activer, gratter, s’éclairer, à trouver des promesses, quitte à ce que cette promesse soit la plus terrible des bouffonneries. Et si l’on prête une oreille à cela, c’est très certainement à défaut de ne pouvoir éteindre tous ces robinets du monde qui gouttent une (longue) dernière fois.

En France, en Europe, une fraction toujours plus grande du corps social plonge dans le nihilisme.

 

Nietzche nous disait du nihilisme : "un nihiliste est un homme qui juge que le monde tel qu’il est ne devrait pas exister, et que le monde tel qu’il devrait être n’existe pas. Donc vivre (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a pas de sens : ce qu’il y a de pathétique dans le nihilisme, c’est de savoir que "tout est vain", - et ce pathétique même est encore une inconséquence chez le nihiliste."

Reproduire un monde duquel on n’attend plus rien : telle est l’essence du nihilisme.

 

Sombrement et simplement, nous continuons à faire ce que l’on a toujours fait : produire des merdes, rentrez chez soi, fuir de chez soi, usiner, baiser, gagner, survivre, étudier, vendre sa force de travail, galérer. Avec ce léger déplacement, si subtil qu’à chaque fois il a été le point aveugle et la ruine des empires : on n’attend plus rien du monde si ce n’est sa fin. Et chaque corps se mêlant à cette vérité se trouve précipité dans ce murmure : « qu’on en finisse ».

 

Lundi Matin # 87

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