Cela fait maintenant plus de trois mois que le mouvement contre la Loi Travail et le monde dégueulasse qu’elle traîne avec elle bat son plein, et une manifestation nationale était convoquée à Paris le 14 juin. Comme tant d’autres, quelques Marseillais-es ont bravé la pluie et la grisaille parisienne et répondu à l’appel et étaient présent-e-s dans le cortège, que ce soit celui de tête ou non. Quelques observations sur la journée par une personne qui y était, et après quelques jours de recul.
On savait que la manifestation du 14 à Paris allait avoir de la gueule et qu’énormément de monde y viendrait, d’autant plus qu’après 3 mois de mouvements et les énièmes litanies médiatiques qui ne jurent que par « l’essoufflement du mouvement », il s’agissait de donner un signal fort, à la fois pour nous et pour les enfoirés d’en face. Et on a donc décidé de se rendre à Paris porter un peu de notre chère Marseille, où il s’est tout de même passé pas mal de truc chouettes sur ces derniers mois.
Sous le ciel de Paris...
En bon sudistes, la première chose que l’on a faite, c’est de regarder la météo. Et ça ne pouvait pas rater : pluie, grisaille, temps dégueulasse pour toute la semaine. Qu’à cela ne tienne, on embarque nos k-way et nos plus belles bottes de pluie et direction le nord et la capitale, direction l’automne.
On se doutait un peu de l’ambiance qu’on allait y trouver, mais sans vraiment avoir d’idée précise sur la question, connaissant mal la réalité parisienne. De plus, il semblait assez évident que cette date allait être exceptionnelle, y compris pour les parisien-ne-s, puisque toute la France y confluait. A noter que le week-end juste avant, la coordination des AG de lutte de tout le pays se tenait sur deux jours dans la fac de Nanterre, avec pas mal de monde. Nous sommes arrivé-e-s un peu tard pour assister aux débats et autres discussions, mais plusieurs textes sont sortis de cette assemblée et sont consultables en ligne.
En ce qui concerne le 14, il était déjà prévu que la ville, ou au moins le tracé de la manifestation, serait en état de siège. Et ça n’a pas manqué. Tout le parcours (de la place d’Italie jusqu’à l’esplanade des Invalides, en passant par Montparnasse) était saturé de flics, barrières anti-émeutes et autres hélicoptères, le mobilier urbain et toutes les voitures stationnées en avaient été retirés la veille afin d’offrir le trajet le plus aseptisé et le moins enclin possible à la confrontation.
Voilà pourquoi, en arrivant sur la place d’Italie depuis le boulevard Auguste Blanqui, nous avons la surprise de ne croiser presque aucun policier. Quelques-uns trainent ici et là, mais il semble qu’ils soient tous en train de mettre leurs murs en place sur les rues perpendiculaires. Mais par contre, sur qui on a la surprise de tomber directement ? Les collègues syndicalistes de Fos, qui sont venus bien représentés dans la capitale ! On se sent un peu comme à la maison. La place est déjà bondée à 13 heures, et on remonte le long de l’avenue des Gobelins pour aller rejoindre le cortège de tête, qui se met déjà en place sur l’avenue de Port-Royal. Et là, par contre, on les voit, les flics. Partout autour, dans toutes les rues, déjà casqués, les barrières anti-émeutes dressées, les vitrines des grandes enseignes et des banques protégées derrières des plaques de bois dur installées pour l’occasion...
La différence de traitement répressif entre les deux parties du cortège
devrait déjà suffire à faire taire ceux qui disent que « le cortège de
tête sert au pouvoir » ou « est manipulé » ou ce genre de conneries : il
suffit de regarder autour de nous pour s’apercevoir que ce cortège fait
infiniment plus peur au pouvoir, en tout cas à l’échelle ponctuelle de
la manifestation, que s’il défilait tranquillement et retournait chez
lui. Les modalités hors manif sont une toute autre chose. Et la suite ne
fera que confirmer ça.
Nous n’en ferons pas ici un récit complet, on peut trouver facilement une série de témoignages sur Paris-Luttes.info, qui a fait un très bon travail de suivi. N’hésitez pas à aller y jeter un oeil !
...si les émeutiers assurent, j’envisage un futur...
Bref, à mesure que le cortège se met en branle et le temps que tout le monde se retrouve dans le cortège de tête, on se retrouve à plusieurs milliers à ouvrir la marche de cette manifestation, qui s’annonce d’ores et déjà immense ! On est clairement plus qu’à Marseille, té ! Presque tout le monde est doté de k-way et de lunettes de plongée (en même temps, on vous avait dit que la météo était pourrie, il faut bien s’organiser).
Ce qu’il se passe ensuite, pas mal de vidéos qui circulent sur le net le montrent : des affrontements qui vont se dérouler sur presque tout le long du parcours, du début à la fin. Taranis News, par exemple, pour la "dernière sommation avant insurrection" :
https://www.youtube.com/watch?v=HM9IZCGJ1J4
Il y a plusieurs explications à cela et d’abord le fait que chaque carrefour soit complètement rempli de flics, à droite comme à gauche, ainsi que devant la cortège. Ainsi, chaque fois que le cortège avance, les côtés se font attaquer, la police essayant plusieurs fois de couper le cortège de tête en petits bouts pour en nasser des parties. A chaque fois, cela échoue, car ledit cortège est vraiment immense, plusieurs milliers, et les flics pris entre deux se font laminer et doivent rebrousser chemin. Mais leur agressivité est incroyable. On avait pas pris autant de gaz depuis longtemps, l’air est parfois complètement saturé, et les grenades de désencerclement pètent dans tous les sens. Ils iront même jsuqu’à utiliser des canons à eau sur la fin de la manifestation, ce qui n’était encore jamais arrivé dans cette mobilisation (excepté à Lyon un mois auparavant). Selon Libération, 1500 grenades lacrymogènes et 175 grenades de désencerclement ont été utilisées pendant la manif.
Et les coups de matraques pleuvent dans tous les sens, surtout sur les têtes. Enormément de gens seront en effet blessé-e-s à la tête. On peut consulter le bilan provisoire de la medic team sur Paris-Luttes.info. Tous les témoignages disent la même chose : les flics étaient là pour faire des blessé-e-s grave. Surement pas des mort-e-s, qui sont trop difficiles à assumer politiquement (encore que m’est avis qu’ils ne sont plus à ça près), mais clairement des blessé-e-s graves. Sur cette vidéo, on voit d’ailleurs le sort qui est réservé aux camarades qui tentent de venir en aide aux blessé-e-s :
https://www.youtube.com/watch?v=DY46-uMFN1o
Des blessé-e-s, il y en a certainement eu des centaines, vu le déchainement des flics. Certains plus graves que d’autres, certes, mais tou-te-s à comprendre au sein de la même stratégie répressive de martyriser les corps et de terroriser les esprits, comme c’est déjà le cas depuis plusieurs semaines lors des manifestations un peu partout en France. Pour Marseille, on pense notamment au cas de la fin de manif du 28 avril, qui s’était d’ailleurs terminée avec le même nombre d’arrestations (57-58).
L’autre fait "marquant", du moins selon la presse-poubelle, a été
celui de l’hôpital Necker qui, selon la horde et Valls et Cazeneuve en
tête, aurait été "dévasté".
Il parait évident que cet hôpital n’était à aucun moment une cible
prioritaire des manifestant-e-s, quand bien une personne a pu donner
quelques coups de masse dedans en toute ignorance de cause. Aucune vitre
n’est tombée, seulement quelques impacts. Personne n’est rentré à
l’intérieur, et aucun autre dégât n’a été commis. Personne n’a été
menacé physiquement. Vu le sort réservé à d’autres magasins, bien plus
ciblés, on est bien loin de la dévastation annoncée.
Et en parlant de casse des hôpitaux, doit-on reparler du plan santé de
Marisol Touraine, qui prévoit de faire 3 milliards d’économie sur le
budget des hôpitaux, de supprimer 16.000 lits, des milliers de membres
du personnel alors que celles et ceux qui travaillent aujourd’hui sont
déjà en surcharge de travail, que les droits à la sécu baissent.... De
quel côté se trouve la casse des hôpitaux ?
Ce qu’il s’est passé, c’est que les flics avaient pris position juste à
côté, au niveau du métro Duroc, et que c’est là qu’on eu lieu les
affrontements les plus longs et les plus soutenus. L’ont-ils fait exprès
pour s’en servir ensuite médiatiquement ? Possible, mais ce n’est
finalement pas une question très intéressante, parce qu’ils se seraient
de toute façon servi de n’importe quoi. Dès qu’une manifestation est
combative et menaçante, ils s’efforcent de faire tout ce qui est en leur
pouvoir pour la rabaisser.
...sous le ciel de Paris, les manifestations s’enchaînent et ce n’est pas sans haine que sur les voitures on se déchaîne...
Dans tout cela, la manifestation continue malgré les blocages récurrents de la police, et les affrontements continuent de plus belle. Le lendemain, Le Parisien titrera "La manif dévaste tout sur son passage", ce qui n’est pas totalement faux. Le cortège de tête est très fourni, certains chiffres parlent d’environ 10.000 personnes, qui ne participent certes pas toutes aux affrontements, mais qui font masse et soutiennent le mouvement, quand bien même le ministre de l’Intérieur et le préfet de police de Paris avaient demandé de se "désolidariser". C’est le contraire qui se produit. On se tient, on est solidaires. Et tous les magasins emblématiques y passent, les pubs aussi, les banques et l’intérieur des banques, il n’y a plus de place pour écrire sur les murs après le passage du cortège. Une furieuse envie d’expression. De plus, tout ce qui peut se trouver est utilisé pour se défendre des attaques de la police. Le sol et et les murs sont eux aussi mis à contribution, mis en morceaux pour en extraire des projectiles, les grilles des arbres servent à enfoncer le bitume, l’intérieur des banques vole, on en est à récupérer les néons à l’intérieur des pubs brisées. Ils avaient bien nettoyé le parcours mais il y a toujours des preuves d’inventivité. Et puis des feux de bengale, des molotov et autres engins pyrotechniques sont aussi de la partie, jusqu’à l’esplanade des Invalides, la fameuse esplanade qui dix ans plus tôt, lors du mouvement contre le CPE, avait été un carnage sans nom et était restée comme expérience assez traumatisante pour nombre de personnes l’ayant vécu, dont je fais partie. Fort heureusement, les choses ont tourné différemment par rapport à la décennie passée.
Tandis que l’esplanade se remplit, les affrontements continuent, le siège du Crédit Agricole est attaqué, tout comme le Ministère des Outre-mer, et l’hélicoptère tourne toujours. Des gens commencent à partir a l’exact opposé de la place, le seul endroit où une ouverture est laissée par la police pour s’extraire de la place. Et là, c’est de nouveau le déluge de tout ce dont on a déjà parlé plus haut. Pendant ce temps, les touristes et les amateurs de foot interloqués voient le gaz se lever dans le ciel et les explosions résonner dans les airs. Les dernières personnes partiront de l’esplanade un peu avant 20 heures. Un grand big up aux membres de la médic team, qui ont eu énormément de boulot ce 14 juin.
Dans la soirée, deux autres épisodes intéressants auront lieu : une assemblée/manifestation devant le Sénat, assez vite dispersée par la police, puis une nouvelle manifestation sauvage au départ de la place de la République, après qu’une camionnette de vigiles de la RATP (la société de transports parisiens) soit incendiée.
Cette manif est notamment racontée ici en fin d’article avec bien plus de précisions que nous n’en sommes capables, puisque ne connaissant pas bien la géographie des lieux. On peut juste dire que c’était très rapide et plutôt sympa. Il s’agissait clairement d’un autre format de manif : presque pas de flics, pas du tout de gaz et un rythme extrêmement soutenu, pour une petite demi-heure de manif.
...sous le ciel de Paris, la misère prolifère, on entend les rebelles venger les infâmies...
Cette journée a été longue et dense. Malheureusement, des dizaines
(centaines ?) d’entre nous ont été blessé-e-s. Plusieurs dizaines ont
été arrêté-e-s. Et la déferlante s’abat.
Certain-e-s (de moins en moins nombreux, heureusement) osent encore dire
que nous ne faisons "pas partie de la manifestation". Mais c’est nous
qui subissons la répression judiciaire et physique, dans l’immense
majorité des cas. Nous ne faisons peut-être pas partie de la
manifestation telle que les partisan-e-s de la politique
institutionnelle voudraient la voir. Celles et ceux qui croient au
dialogue, à la loi, à la République et à toutes ces conneries. On voit
bien en ce moment le dialogue qui se déroule au nom de la loi et de la
République. Si des gens pensent encore qu’on peut faire plier un
gouvernement en lui demandant gentiment d’arrêter d’être méchant, c’est
au mieux d’une naïveté incroyablement développée, au pire un simple
calcul politicien pour se tailler une belle place parmi les reptiles une
fois le conflit terminé. Comme le disait un court texte distribué en 2003 et qui peut toujours avoir sa part d’actualité, "ces
organisations qui ne souhaitent pas la disparition d’un système qui les
fait vivre ; tout autant que les collectifs qui se complaisent dans
l’attente du grand soir. Pourtant, malgré cela, la gauche arrive
toujours à créer l’illusion d’un changement possible. Un changement qui
devrait passer par elle."
Toujours dans le dialogue, le gouvernement propose à présent d’interdire les manifestations, preuve s’il en est que ça le dérange. C’est la tension qui les force à prendre ces postures martiales. La tension portée depuis des mois par les manifestations offensives, par les grèves, par les blocages de l’économie, par la recomposition d’une opposition politique combative et multiple et par la décomposition de l’illusion de la "gauche" réformiste et "sympa" (ou "normale"). On imagine assez mal la stratégie électorale du PS pour 2017, à part le fait d’avoir ouvertement rejoint les rangs des néolibéraux radicaux et de se dresser ouvertement contre la population en brisant les grèves, en intimidant, terrorisant et en continuant à se prétendre garante de ce fameux esprit de la République.
C’est par la multiplication d’actions et de mobilisations de tous types que nous parviendrons à l’emporter dans cette bataille. Le gouvernement est dos au mur, et la menace de l’interdiction de manifester en est un bon marqueur. Cela aura au moins le mérite de mettre tout le monde dans le même sac de l’illégalité, car nous savons que légal et juste n’ont rien à voir, et surtout que s’astreindre à l’emploi de moyens légaux est le meilleur moyen de ne jamais rien gagner dans les luttes. Le droit est fait pour et par ceux qui en profitent, et ce sont nos ennemi-e-s. Nous n’aurons que ce que nous saurons arracher, comme dit le slogan.
Pour finir, comme Hollande le dit si bien, "il faut savoir terminer une grève" (même si ça n’est pas de lui). Il en va de même pour les textes (espérons que les grèves continuront à outrance, au contraire de ce texte !). Ce texte est évidemment plein de limites, de raccourcis et de simplifications. Il n’a pas vocation à remplir le vide, seulement à contribuer à la narration des faits et à l’envie de continuer la lutte pour un monde sans hiérarchies ni exploitation.
En bref, pour une fois, nous autres Marseillais-es, on a bien aimé Paris. Et c’est donc avec plaisir qu’on reprend ici ce slogan entendu au détour d’une manif :
"Paris, Paris, merci pour l’accueil !".
Terminons par les mots d’un autre :
"Et vous comparez maintenant les hommes qui menacent aujourd’hui avec ceux qui menaçaient hier ?
Bien sûr. Et aussi ceux qui ne résistent pas aujourd’hui avec ceux qui n’ont pas résisté hier. La tâche qui nous incombe aujourd’hui n’est pas d’une moindre portée que celle qui leur incombait hier. Elle est peut-être plus importante et plus indispensable que celle d’hier. Parce que nous avons encore plus à perdre.
[...]
Nous resterons incapables de ramener à la raison les partisans des missiles et des surgénérateurs [entre autres !] en leur adressant des discours pacifistes, en les caressant dans le sens du poil.
[...]
Nous parlons depuis le début de gens dépourvus de tout pouvoir, en état d’urgence et qui, s’ils veulent survivre, ne peuvent pas se permettre de renoncer à faire usage de la violence, de gens pour lesquels, par conséquent, la légitime défense ou du moins la tentative de sauver l’humanité en commettant des actes violents constitue un devoir.On ne peut donc plus vous compter au nombre des pacifistes.
Si. Mais la paix n’est pas un moyen à mes yeux. C’est une fin. Elle ne peut être un moyen, parce qu’elle est la fin par excellence. Je ne supporte plus que nous restions là, les bras croisés alors que nos vies et celles de nos descendants sont menacées par des personnes violentes ; je ne supporte plus que nous hésitions à répondre à la violence par la violence.
[...]
Ce n’est pas parce que la lutte est plus difficile qu’elle est moins nécessaire."
Gunther Anders, La fin du pacifisme
https://mars-infos.org/les-marseillais-es-a-paris-le-14-1311
Bonustrack
Der 14. Juni auf MTV: https://www.youtube.com/watch?v=WHuoTyHkn-A
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